To be or not to be ; Jeux dangereux
De ÊTRE ou ne pas être ... à ... CELA est la question ;
Du meurtre et du tragique ;
Du procès et du théâtre ;
De la mécanique aristotélique ;
De la résolution des conflits et de la Catharsis ;
De l’art, du judiciaire et de la Mimesis ;
De l’anthropophagie culturelle.
SOS Fantômes
Le spectre a parlé ;
Le père d’Hamlet a été assassiné ;
Hamlet est sommé de le venger (1) ;
Sur ce meurtre fondateur (2), la tragédie peut se dérouler « pour tout réparer ».
Le petit monde d’Elseneur est chamboulé ;
Mais à travers le seul prisme d’Hamlet.
Hamlet, seul apprend cette vérité.
Hamlet ne partage son secret pas même avec Horatio, son ami et confident.
Hamlet, seul, est la victime secondaire de ce crime ;
Les deux autres membres de la famille sont son oncle et sa mère ;
Son oncle est le meurtrier et sa mère s’est remarié avec lui.
Hamlet pleure un père, et accessoirement son droit au trône est détourné ;
Hamlet est seul face à son destin ;
… Notre époque est détraquée. Maudite destinée
Ne suis-je jamais né que pour tout réparer … (I,iv)
Et seul, il s’interroge sur cette situation ;
… To be or not to be … Etre ou ne pas être …
Quelle est la question ? De quoi est-il question ?
Hamlet cherche sa place, dans un monde devenu tragique.
Son père a été assassiné, son monde en est bouleversé, « son temps est détraqué » ;
Qui doit-il être ? Qui doit-il devenir ?
Là où Laerte cherchera directement le faire, Hamlet recherche en conscience l’être dans l’action.
« Etre… », c’est rester victime ou devenir meurtrier ;
« Souffrir… », et il reste victime ;
« Affronter… », et il devient meurtrier ;
« Mourir … », l’oubli, le rêve même, n’est pas garanti ;
Et la vie suscite le « respect… » ;
Et la mort inspire la « terreur… » ;
… La conscience fait de nous tous des lâches… (III,i)
Nous sommes dans l’impasse.
Vivre et laisser mourir
Pour compléter le tétralemme de Jean-Paul Galibert :
Vivre sans exister, c’est rester victime
Exister sans vivre, c’est devenir vengeur meurtrier
Mourir sans vivre, c’est le suicide
Vivre, exister, sans mourir, …, c’est vivre avec sa conscience, vivre avec sa lâcheté.
Mais qui est lâche ?
Hamlet bien sûr, mais il n’est pas vraiment le seul ;
« tous des lâches », Hamlet, nous parle à « nous tous », parle de « nous tous » ;
« Nous tous », les spectateurs, partageons avec Hamlet son secret, sa situation, son interrogation ;
Ne partageant pas la (re)connaissance d’Hamlet, le Roi et Polonius, même Ophélie, peuvent entendre la tirade, ils ne peuvent la comprendre.
La séquence du spectateur
La conscience d’Hamlet percute la notre,
… La conscience fait de nous tous des lâches … (III,i)
Nous partageons sa conscience ;
La victime nous fait pitié ;
Le criminel nous inspire de la crainte ;
Cette violence doit prendre fin, ce conflit doit être résolu pour nous purger, nous libérer de ces émotions.
La tragédie doit aller à son terme et opérer la Catharsis.
Pour sortir de son questionnement, Hamlet doit arrimer sa conscience à la notre.
Son problème personnel devient notre conscience collective.
La mise en abîme, la pièce-dans-la-pièce, est une tentative d’Hamlet pour sortir du cycle de la violence en le faisant rentrer dans le cercle des spectateurs.
Mais le quatrième mur ne se franchit pas si aisément ;
Le protagoniste peut être spectateur de sa propre histoire, il ne s’en extraira pas pour autant ;
Héro tragique, Hamlet restera sur scène pour y mourir ;
Le miroir ne si franchit pas, il se brise.
L’aveu
Hamlet recherche par sa souricière, l’aveu de culpabilité du Roi.
Il cherche la preuve publique, l’aveu en public ;
Sa justice passera, si ce n’est par la parole, du moins par le geste ;
Sa justice doit se dérouler, si ce n’est devant un tribunal, devant le public.
Hamlet n’obtiendra pas justice sur scène, il l’obtiendra dans la salle ;
Avec sa pièce-dans-la-pièce, il transformera la salle de spectacle en salle d’audience.
Le procès
Si HAMLET est une tragédie de la justice,
la justice elle-même est-elle une tragédie ?
Un procès pénal aussi théâtral, aussi spectaculaire qu’il soit,
est-il pour autant du théâtre ?
Les convergences et résonances entrainent
autant de questions et de discussions;
Au-delà des mots, si le juridique rime avec le tragique ;
Alors la mécanique aristotélique de la Poétique s’applique ;
A l’aide de ce mode d’emploi, démontons
Ces machineries humaines pour extirper de leurs entrailles
Les organes et humeurs qui nous permettrons de lire et révéler
Les vraisemblances et dissemblances anthropologiques.
A la vie, à la mort
Comme dans la tragédie, le meurtre est le ressort absolu du procès pénal.
La mort est absolue, irréversible.
La victime principale est morte, elle n’est plus, pour elle nulle compensation n’est possible.
Les victimes secondaires, les ayants-droit héritent d’un vide, d’un manque et d’un désir de vengeance ;
On leur doit une vie ;
Ces ayants-droits sont la famille, les proches ;
Mais également la Cité, la société, qui perd elle-aussi un membre, qui subit également une perte irréparable.
Le meurtrier se retrouve devoir une vie, d’une dette incompensable, d’une dette à vie envers les victimes secondaires, la famille et la Cité.
Le tragique découle du caractère irréparable de l’acte.
Les autres violences, mêmes inacceptables, ne peuvent pas avoir la même portée, "y-a pas mort d’homme".
La vengeance dans la peau
Par un acte criminel individuel, un meurtre, la violence est entrée dans la Cité ;
La Cité toute entière est en danger.
Laisser les victimes secondaires régler leur problème, seules, risque d’entraîner d’autres violences et d’enflammer la Cité. Les émotions, mêmes et surtout légitimes, peuvent entraîner des réactions victimaires en chaîne, une spirale de violence difficile à maîtriser.
Aussi, seule une action collective sera à même d’apaiser les esprits et rétablir la paix des armes.
Résoudre un conflit issu d’un meurtre consiste donc certes à compenser l’irréparable mais également et surtout à stopper le désir de vengeance ;
Par tous les moyens, l’assouvir, l’éteindre ou le détourner …
Comme dans la tragédie, le procès pénal parle, nous parle, d’un meurtre et de l’extinction de la violence qu’il a engendré.
Comme dans la tragédie, le procès pénal se constitue autour d’une histoire, de protagonistes, présentés et même représentés à un public.
Comme la tragédie, le procès pénal peut donc subir l’épreuve rigoureuse de la mécanique aristotélique de la Poétique
La superposition des schémas techniques aussi redessinés nous éclairera autant sur l’une que sur l’autre, voire de l’une par l’autre.
Orange mécanique
La mécanique aristotélique de la tragédie repose sur 3 propositions énoncées au chapitre VI de la Poétique :
Proposition 1
… La tragédie est donc l’imitation/représentation (Mimesis) d’une action noble,
conduite jusqu’à sa fin, …
Proposition 2
… C’est une imitation/représentation (Mimesis) faites par des personnages en action
et non par le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte,
accomplit la purgation (Catharsis) des émotions de ce genre …
Proposition 3
… Pour toute tragédie il y a donc nécessairement 6 parties
qui font qu’elle est telle ou telle ; ce sont l’histoire, les caractères, la pensée,
l’expression, le chant et le spectacle …
A l’aide de ce mode d’emploi, nous allons étaler les pièces, les nettoyer au passage, pour remonter la machine, vérifier la Catharsis et homologuer la Mimesis.
I/ LA MÉCANIQUE TRAGIQUE DU PROCÈS
Dans sa proposition 3, Aristote liste 6 parties à la tragédie : L’histoire, les caractères, la pensée, l’expression, le chant et le spectacle. L’histoire, la partie la plus importante, est constituée de péripéties, de reconnaissances et d’événements pathétiques.
Nous serons aussi frugal qu’Aristote en nous contentons ici de valider la présence de ces éléments lors du procès.
Autopsie d'un meurtre
L’action, le meurtre, s’est déroulé principalement avant que ne commence le procès.
Tel le meurtre de Hamlet-père, les actes du meurtrier sont intégrés, par leur récit, au spectacle du procès.
L’histoire réelle du meurtre s’est déjà jouée dans des temps récents, quelques années avant, ce vécu est encore présent dans la mémoire d’un public plus ou moins nombreux
Quand le procès s’ouvre, quand le rideau se lève, la justice présente une ou plusieurs victimes présumées, un ou plusieurs auteurs du crime présumés.
Le déroulement du procès, verra se valider les péripéties, les actions réalisées, et de qualifiés les faits afin d’opérer la reconnaissance des protagonistes dans leur rôle respectif.
Les reconnaissances consistent en la validation de la culpabilité et de la victimisation, le présumé coupable est bien le coupable, la présumée victime est bien la victime.
L’histoire sera racontée par les protagonistes et réécrite par leurs représentants, avocats et procureurs.
Nous assistons à des narrations des actions réalisées, à la confrontation des versions, des histoires.
Faisons confiance à ces professionnels de la parole pour en faire ressortir les événements pathétiques (douleurs, souffrances, …).
Les caractères et les pensées des victimes et auteurs du crime ressortiront des différents récits, qui aideront à la qualification des faits et des protagonistes, des situations et des éventuelles circonstances atténuantes ou aggravantes.
Si le chant ne devrait pas se faire entendre dans les prétoires, rappelons que cette pratique a pratiquement disparu des tragédies depuis la Grèce ancienne ;
Cependant, dans ce drame narré, raconté, qu’est le procès, l’expression joue un rôle capital, que ce soit dans le formalisme judiciaire ou le talent oratoire des professionnels de la parole.
Enfin, la dernière partie qui englobe tout, le spectacle est particulièrement visible dans le positionnement et la tenue des intervenants ainsi que dans le déroulé de la procédure.
La dramaturgie est soulignée par une scénographie bien codifiée.
Justice pour tous
Dans le procès, nous avons assisté à des joutes oratoires correspondant à l’Agôn du théâtre grec antique ;
Au final, le jugement a été rendu, les faits ont été qualifiés, les protagonistes reconnus, les peines prononcées ;
Le droit est dit ! Justice est faite !
Le droit est dit !, la reconnaissance du statut de coupable d’une part et de victime de l’autre permettra aux victimes secondaires de « faire leur deuil ».
La peine a été prononcée, une compensation a été estimée pour le prix d’une vie.
Si la Justice est juste, la satisfaction du public éteint la rancœur de la foule.
Ainsi, le procès est composé des 5 éléments (si on déduit le chant) de la tragédie.
De la mécanique aristotélique, nous avons les composants et leur agencement ;
Du puzzle nous avons les pièces et leur positionnement ;
Du procès pénal, nous avons le Comment ! la mécanique
En rappelant Hamlet, nous aurons le Quoi ! la Catharsis
En évoquant Shakespeare, nous aurons le Qui ! la Mimesis
II/ LA CATHARSIS TRAGIQUE DU PROCÈS
Proposition 2 Les bienfaits de la Catharsis
… C’est une imitation (représentation) faites par des personnages en action
et non par le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte,
accomplit la purgation (Catharsis) des émotions de ce genre …
Le bataillon des lâches
Retrouvons Hamlet et notre problème de conscience :
… La conscience fait de nous tous des lâches …
Nous tous partageons sa conscience et sa lâcheté ; nous tous sommes dans le même bateau, nous tous arriverons à bon port, ensemble.
Impuissant face au spectacle de la violence, nous sommes individuellement tous des lâches ;
La victime nous inspire de la pitié ;
le meurtrier nous inspire de la crainte.
Et n’étant pas acteur de la scène, nous restons passifs à subir nos émotions.
Spectateur du drame, nous ne pouvons intervenir pour sauver l’une ou contrer l’autre.
N’agissant pas, n’intervenant pas, nous restons des lâches, assis dans notre fauteuil.
Cependant, nous allons collectivement nous purger des nos émotions.
La violence du spectacle se transfert chez le spectateur en violence des émotions.
La fin espérée de la violence de nos émotions,
… le dénouement ardemment souhaité…
passe par la fin du spectacle de la violence, par la résolution du conflit qui s’envenime sous nos yeux et dans nos cœurs.
L’action doit se poursuivre
… jusqu’à sa fin …
Et la Catharsis s’opèrera.
12 hommes en colère
Le meurtre sur scène comme l’homicide dans un procès, n’est pas une affaire privée, il est une violence qui concerne et bouleverse le public, la société, la Cité.
L’homicide, acte entraînant la mort avec ou sans intention de la donner, par son caractère irrémédiable, irréparable, ne reste pas un acte isolé, il enclenche un cycle de violence qui peut concerner beaucoup le monde (familles, voisins, concitoyens, …)
Mettre fin à la violence, c’est calmer les protagonistes mais aussi apaiser la foule, le public.
Le cycle de la violence est le cercle vicieux de la vengeance, dans lequel les victimes peuvent devenir meurtriers à l’infini.
Dans le cas d’un homicide, les victimes primaires sont bien sûr dans l’impossibilité de se faire vengeance elle-même ;
Même à l’état de spectre, le Roi Hamlet ne peut qu’errer et inciter son fils à agir pour lui.
… Si tu as jamais aimé ton tendre père...
Venge son meurtre vil et contre-nature … (I,v)
Seules les victimes secondaires, comme le prince Hamlet sont en mesure de changer/embrasser leur destin et par l’accomplissement de la vengeance, ajouter à leur position de victime, celle de meurtrier.
La vengeance aux deux visages
La vengeance, par laquelle la victime devient meurtrier à son tour, est le mode de résolution des conflits le plus direct mais le moins définitif, car elle enclenche le cycle de la violence.
Les modes alternatifs de résolution des conflits se différencient par leur type de substitution, et/ou de détournement du cours de la violence.
Voici une liste non exhaustive des modes de résolution des conflits appliqué à l’homicide, des différents moyens pour mettre fin au cycle de la violence engendré par la vengeance :
Le lynchage, qui substitue ou ajoute une violence collective à une violence individuelle, la foule devient vengeresse et meurtrière
Le sacrifice, qui, opère sous la lame d’un tiers sanctifié, la substitution du meurtrier à châtier par un bouc émissaire, une victime expiatoire, non susceptible de se venger à son tour.
Le duel (judiciaire ou non), qui organise la loi du plus fort avec la présence de tiers témoins
Le tirage au sort, qui, en faisant intervenir le destin ou les dieux, place sur un même pied d’égalité, victimes et meurtriers
Le procès judiciaire, qui par l’intervention d’un tiers consacré détenteur d’une autorité concédée, dispense une compensation qui se veut juste et une parole qui se veut définitive.
La honte de la jungle
Vivre, exister, sans mourir ;
C’est cette dernière voie qu’Hamlet va chercher sans la trouver ;
Sans mourir sur scène en tant qu’acteur de sa vie ;
Sans mourir de honte en tant que spectateur de sa destinée.
La quadrature du cercle de la violence enferme Hamlet.
Pour sortir du cercle de la violence, il doit passer à la dimension supérieure (cf. Paul Watzlawick).
Hamlet, ETRE de conscience est un ETRE social ;
Vivre, c’est ETRE humain ; exister c’est ETRE citoyen.
Ce cherchant citoyen, Hamlet espère la Cité ;
N’étant que personnage, Hamlet convoque le public ;
Alors que vengeur, Laerte sera porté par la foule (IV,v).
Son problème personnel ne pourrait trouver de dénouement, de résolution que par sa transformation en problème collectif.
La charge doit changer d’âne, trop lourde pour un seul homme, elle doit être supportée par le collectif.
Mais Hamlet reste seul avec lui-même et tout seul, cherche à sortir de son problème.
En cela, il reste un personnage tragique, seul face à son destin ;
Et faute de pouvoir y échapper, il assumera son statut jusqu’au bout, jusqu’à la mort
Victime consciente mais impuissante, il ne franchira le Rubicon de la violence que par un reflexe instinctif.
Recherchant la justice, faute de procès, il ne trouvera qu’un faux-semblant le théâtre, la pièce-dans-la pièce.
Ne pouvant piéger le meurtrier, il attrapera sa conscience :
… La pièce est le piège où tel un rat
J’attraperai la conscience du Roi … (II,ii)
Sa réhabilitation en tant qu’être non vicié, ni victime, ni meurtrier, ni lâche, passe par la purge des émotions, la Catharsis.
Les conditions ne sont pas réunies pour une solution judiciaire :
Nous avons un meurtrier présumé, une victime présumée, mais il manque le tiers consacré ;
Nulle juridiction n’est convoquée pour résoudre l’affaire.
Faute de solution juridique, la Catharsis ne pourra être pas judiciaire.
Restant enfermé dans son personnage, Hamlet participe de la Catharsis tragique.
Bon prince, en acceptant et partageant sa mort sur scène, il nous lègue la Catharsis tragique,
… Bonne nuit doux Prince … (V,II)
La Catharsis permet à nous tous d’apaiser notre conscience et de dépasser notre lâcheté.
La Catharsis assure la purgation des émotions de pitié et de crainte ;
Pitié envers la victime ;
Crainte du meurtrier ;
La Catharsis est tout simplement un effet de la tragédie.
Proposition 1 Les conditions de la Catharsis
... La tragédie est donc l’imitation (représentation) d’une action noble,
conduite jusqu’à sa fin, ...
This is the end
Pour que la Catharsis agisse, il nous faut donc des émotions, pitié et crainte, produites par des actions violentes incarnées par des auteurs du crime et des victimes
Ces actions doivent être présentées au public sous forme de fable, d’histoire ayant un début et une fin ;
Pour qu’il y ait Catharsis, il faut qu’il y ait un conflit, une relation violente entre des personnes ;
Mais également le dénouement, la résolution de ce conflit.
Le conflit crée les émotions, sa résolution les apaise.
La finitude de l’histoire, est la condition sine qua none de la Catharsis faute de quoi, nous resterions avec nos émotions dans notre cœur, tel un cadavre dans un placard ;
Le retour à l’équilibre (par la paix ou la mort) entre les protagonistes rétablira l’équilibre émotionnel des spectateurs.
La Tragédie ne s’embarrasse pas de choisir le mode de résolution, elle les met tous à son catalogue ;
Le Procès judiciaire, pénal, est, quant-à-lui, un mode de résolution des conflits particulièrement élaboré ;
Une complexité qui convient parfaitement au canon aristotélique ;
Ainsi le procès judiciaire serait au mode de résolution ce qu’est la tragédie au théâtre (et la démocratie au politique).
Noblesse oblige
L’action noble peut se comprendre de deux façons :
La noblesse de l’action par elle-même ou l’action commise par un noble.
La scène dans laquelle Hamlet épargne le Roi en pleine prière synthétise la problématique.
Hamlet épargne le Roi, c’est bien noble de sa part, mais sa motivation exprimée, de ne pas l’envoyer au Ciel, efface la noblesse de l’acte.
Hamlet est noble de par sa naissance et son rang, comme l’ensemble des protagonistes de la pièce.
Si la lecture du personnage-titre le présente comme un lâche, un procrastinateur et un mauvais fils, sa noblesse de rang peut être remise en cause par sa bassesse d’esprit.
Si, au contraire, nous voyons dans le prince Hamlet un être réfléchi, qui refuse de s’abandonner à la vengeance et qui est à la recherche d’une forme de justice, alors la noblesse de cour se double d’une noblesse de cœur
Chez le spectateur,
La noblesse de rang attire la projection ;
La noblesse d’action attire l’exemplarité ;
Le noble est ce que l’on aimerait être, l’action noble est ce qui nous souhaiterions accomplir.
Un procès pénal peut mettre en scène des puissants, à défaut de nobles, dans ce cas il se pare alors de tous les atours et attirances précités.
Mais si dans le procès, comme dans la tragédie, les protagonistes sont des personnes lambda, alors la projection se transforme en identification.
L’honnête homme dans la salle se reflète dans le personnage noble sur scène.
Dans la vie, comme au théâtre, on se projette dans plus haut que soi, on s’identifie à son égal et l’on rejette plus bas que soi.
La noblesse d’action, n’est pas toujours, ni même souvent le ressort du drame qui se joue dans les prétoires ;
La bassesse peut le disputer au sordide pour exercer une fascination morbide sur le public ;
Le procès s’éloigne alors du tragique tout en renforçant sont caractère dramatique.
La répulsion prend alors la place de l’exemplarité.
Mais Aristote, dans sa posture de pédagogue, préfère nous parler de noblesse dans le tragique, que de bassesse qui ne peut se produire sur scène que sous forme de comédie.
Les faux-monnayeurs
La Catharsis judiciaire se calque sur la Catharsis tragique ;
… But there’s the rub… (III,i)
Il y a quand même un hic,
L’audience, le public du procès, a assisté à un drame ; un drame vécu, certes (non y reviendrons) mais d’abord un drame parlé, raconté,
Toutes les actions se déroulent hors du spectacle procès, soit avant, le meurtre, soit après, la peine*.
*D’autant plus lorsque les exécutions publiques n’ont plus droit de Cité.
Or, la tragédie est une représentation de personnages en action et non par le moyen d’une narration.
Si les protagonistes du procès sont en représentation, ils le sont d’eux-mêmes ; s’ils sont acteurs, c’est de leur propre personnage.
Le procès met en scène de vraies personnes, de la vraie vie, ayant commises ou subies des crimes bien réels.
Sans autres considérants, le procès se présente comme une représentation de personnages en actions passées, par le moyen de la narration.
Relever des mécaniques similaires, une finitude nécessaire, une noblesse occasionnelle, un mode narratif ;
Se rappeler que le procès se déroule dans la vie réelle, avec de vraies gens, et malheureusement de vrais meurtres ;
Nous hisse au point d’entrée de la démonstration aristotélique, la Mimesis ;
L’effet cathartique nécessite un acte mimétique.
III/ La mimesis, la représentation tragique
Espace, frontière de l’infini (Startrek)
Composants similaires, finitude nécessaire, mais noblesse occasionnelle, mode narratif ;
Un parallélisme mécanique et cathartique, quoique imparfait se dessine entre procès et tragédie ;
Cependant ;
Si l’on traduit, Mimesis par REPRÉSENTATION, l’effet d’optique semble faire converger les parallèles ;
Si l’on traduit Mimesis par IMITATION, alors le prisme du réel fait diverger les trajectoires.
L’empire des sens
La Mimesis aristotélique est traduite soit par IMITATION soit par REPRÉSENTATION ; deux mots riches de sens et d’images multidimensionnelles ;
Leur puissance suggestive nous rend la tâche particulièrement ardue d’échapper à nos visions subjectives pour s’approcher de leur âme objective.
Le mot REPRÉSENTATION au sens commun actuel évoque le mode du spectacle vivant.
REPRÉSENTATION est l’acte de rendre présent, faire exister pour un public.
Le préfixe RE suggère une transformation en chose, une réification, une objectivisation ;
RE implique une réalité préexistante rendue préhensible, sensible, visible, audible, …
Le radical PRÉSENTATION convoque une action humaine, une relation d’homme à homme.
REPRÉSENTATION serait la présentation d’une chose, de quelque chose, d’homme à homme ; d’un donneur à un receveur, d’une scène à une salle, de récitants à une audience.
Un acte subjectif (quelqu’un) qui opère une objectivisation (quelque chose) ;
Le mot IMITATION au sens commun actuel évoque un genre de spectacle, en général comique.
Le mot IMITATION indique plus directement l’acte de reproduction, l’acte de recréation ;
A la fois l’acte et la chose en tant que résultat de l’acte.
IMITATION suggère des questions dans un certain ordre :
« imitation de quoi, de qui ? » avant « imitation par qui ? » ;
« ce qu’elle imite ? » avant « qui imite ? » ;
« quel est l’objet ou le sujet ? » avant « qui est l’auteur ? ».
IMITATION met l’accent sur la relation entre deux choses avant d’impliquer l’intervention humaine.
Aujourd’hui, IMITATION semble plus neutre, REPRÉSENTATION plus chargé.
Ils indiquent tous les deux une mise en relation originelle, une méta-action, un acte impliquant un donneur, un receveur et un objet/sujet.
Dans les deux cas, pour rester dans le champ aristotélique, l’acte, la méta-action qui recrée des actions est le fait d’une volonté humaine, l’acte d’un auteur, l’œuvre d’un artiste.
Cette méta-action est une démarche artistique, la Mimesis est ART.
Au delà du réel
La démarche artistique est une mise en relation.
L’art aristotélique ne se conçoit que par l’échange scénique entre les acteurs et le public.
Ainsi l’art, le théâtre, la tragédie n’existant qu’au moment de sa représentation physique, c’est un échange, une alchimie qui n’appartient qu’aux personnes présentes dans un même lieu, au même moment.
... L’art qui n’imite que par la prose ou les vers, …,
n’a pas jusqu’à présent reçu de nom… (Poétique I)
De longs siècles avant Gutenberg, avant l’imprimerie, avant les livres, le grand public des lecteurs ne pouvait exister ;
Sans livres, pas de lecteurs, sans les lecteurs l’artiste écrivain n’existe pas ;
La littérature, qui ne peut exister dans la Grèce antique, ne peut pas être nommée comme ART.
Le public, c’est le grand public, c’est le peuple, c’est la Cité, les citoyens, l’audience, les spectateurs, les gens ;
Le public, c’est nous, c’est moi ; au-delà du 4ème mur, et aujourd’hui, dans notre société du spectateur, parfois co-acteur ou co-auteur.
Si le public est le même pour le théâtre et le procès judiciaire, l’auteur lui, se dédouble pour se différencier.
Pour Aristote, au début était l’improvisation, acteur-auteur dans l’acte de représentation ;
Ensuite s’autonomisa l’auteur.
Pour Aristote, l’auteur est aussi scénographe ; il façonne le spectacle, il apporte le style.
Dans la mécanique poétique, le poète est induit, inhérent, évident ; s’’il est cité nommément (Sophocle, Eschyle, …), il existe sans être qualifié.
Dans la tragédie, si l’auteur pourra jouer l’acteur et parfois son propre rôle, les statuts sont bien identifiés et différenciés.
Le procès est une construction de co-acteurs qui au fil du processus se révèlent co-auteurs :
La mise en scène judiciaire est l’œuvre commune des protagonistes, le criminel/auteur des faits et les victimes, mais aussi les représentants, avocats et procureurs, et les tiers consacrés, juges et jurés.
Si le procès est imitation/représentation, alors tous ses acteurs en sont ses co-auteurs.
L’éventuelle préméditation de l’auteur des faits, ne suffit pas à en faire l’auteur unique du procès.
L’histoire du procès s’appuie sur l’histoire du crime ;
L’auteur de l’imitation n’est pas forcément l’auteur de la chose imitée.
Au même titre que Shakespeare, auteur d’HAMLET, de JULES CESAR et de RICHARD III, ne se confond, ni avec Saxo Grammaticus auteur de la légende d’AMLETH, ni avec un empereur romain ou un souverain anglais.
Le procès, est une histoire ayant un début, une certaine étendue et une fin.
Son début s’appuie sur l’histoire du meurtre, son étendue valide les péripéties du meurtre pour opérer les reconnaissances des protagonistes ; la fin en est la résolution du conflit.
La dramatique du procès est une histoire finie qui intègre une histoire non finie, l’histoire en suspens, du meurtre fondateur.
Le jeu de la vérité
L’émotion jouée par le comédien, se transforme en émotion vraie pour le spectateur.
... Et tout cela, pour rien! Pour Hécube!.
Que lui est Hécube, et qu'est-il à Hécube,
pour qu'il pleure ainsi sur elle? … (Hamlet II,ii)
Dans la re-création artistique, le public sait que « c’est pour de faux » :
Dans la re-création judicaire, le public sait que « c’est pour de vrai ».
Les deux types d’imitations se différencient par l’intention qui sous-tend cet acte.
Les deux types de représentations se différencient par ce qui est mis en jeu, par la mise des joueurs.
L’art, de l’imitation, de la représentation est un jeu qui joue avec la vérité, pour un enjeu qui se joue de la vérité.
Le jeu est l’acte de Mimesis, l’enjeu est l’effet de Catharsis ;
Un jeu à sens unique avec un donneur et un receveur ;
Le jeu est du côté du donneur, l’enjeu est du côté du receveur ;
Dans la tragédie comme dans le procès, le receveur est identique, l’enjeu similaire, la Catharsis opère dans les deux salles pour un même public ;
Acte altruiste, l’enjeu de la représentation est social, est à destination du public.
Donnant de leur personne dans la représentation, les joueurs ne sont pas exempt d’enjeu particulier ;
Les donneurs diffèrent par leur mise :
Dans le procès, les vies des auteurs et victimes sont en jeu ;
Dans la démarche artistique, artistes et acteurs jouent leur réputation ;
Même si certains artistes et acteurs optent pour une mise en scène de leur vie personnelle, leur mise en jeu reste du domaine du symbolique.
Le procès judiciaire mettant en scène la vraie vie, la représentation est unique et définitive ;
Elle revêt « l’autorité de la chose jugée ».
L’œuvre artistique suppose, quant à elle, la possibilité de la répétition car « ce n’est qu’un jeu, pour de faux »;
Robert Hossein a pu faire juger par le public, Danton, tous les soirs ;
Seul Molière s’est autorisé à mourir sur scène.
Ceci n’est pas une pipe
La mécanique aristotélique de la Poétique repose sur un triple présupposé :
… Imiter est … une tendance naturelle aux hommes …
… qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation
… comme … de prendre plaisir aux représentations … (P. IV)
L’ART, l’acte artistique donne du plaisir et instruit,
Représenter, raconter, réciter ; la reproduction culturelle fait l’homme,
La reproduction judiciaire utilisant des moyens similaires a des effets similaires :
Cependant, l’intention modifie l’ordonnancement et la hiérarchisation des effets.
La machine artistique veut donner du plaisir et peut apporter de la connaissance ;
La machine judiciaire veut apporter de la connaissance et peut apporter du plaisir.
L’acte artistique veut recréer une nouvelle réalité même ressemblante ;
L’acte judiciaire veut recréer une même réalité pourtant différente.
L’acte artistique est œuvre qui cultive la subjectivité, la signature parachève la création.
L’acte judiciaire est affaire qui recherche l‘objectivité, « Jurisprudence fait Loi ».
Jeux interdits
En rajoutant la mise en jeu, au jeu et à l’enjeu ;
En rajoutant l’intention, à l’acte et à son effet ;
Le procès nous a entraîné sur une pente post-aristotélique.
Aristote décrypte un acte, la Mimesis ; Qui procure un effet, la Catharsis ; Il suffit ;
Dans sa Poétique, nulle évocation d’identification du côté du public, ni d’intention du côté de l’auteur.
Le symbolique, le psychologique, le psychanalytique n’entrent pas dans la dialectique aristotélique.
Ceci n’est pas aristotélique.
L’attaque des clones
Le résultat de l’imitation est toujours autre chose que la chose imitée ;
Imiter n’est pas cloner.
Ce jeu de rôle entre le vrai et le faux, le réel et le créé, rappelle le jeu de dupe entre le physique et le symbolique, l’historique et le mythologique, la science et la fiction, …
Le théâtre est-il le spectre des cérémonies sacrificielles qui vient hanter les prétoires ?
Le tragique est-il le chaînon manquant entre le religieux et le juridique ?
La Catharsis aristotélique prévient-elle la violence physique en apaisant la violence symbolique ?
La Mimesis artistique crée-t-elle le citoyen par la culture ?
Soleil vert
Dans la description de la tragédie, à partir du chapitre VI, Aristote n’évoque les hommes, les personnages en action que comme matière première ou combustible de la machine ;
Aristote ne mentionne ni l’auteur, ni les acteurs, ni le public ; ils sont induits mais exclus de l’acte poétique ;
Les concepteurs, utilisateurs et bénéficiaires ne sont pas la machine.
Mécanique anthropophage, dans la tragédie, les hommes ne sont mentionnés que comme aliments et non comme cuisiniers ou gastronomes.
Pourtant, cette chose, cette machine n’existe que parce qu’elle est faite par des hommes pour des hommes ;
L’homme culturel se nourrit de l’homme ;
L’acte culturel alimente l’homme par l’homme ;
… Soleil vert …
Faux-semblants
Du judiciaire qui se pare de tragique ;
De la Mimesis qui procure la Catharsis ;
CELA suffit !
Nous savons le COMMENT ! la mécanique ;
Nous avons le QUOI ! la Catharsis ;
Nous devinons le QUI ! la Mimesis ;
Mais ne cherchons pas trop le POURQUOI !
CELA existe ou pas, CELA fonctionne ou pas ;
Comme pour le bouc émissaire chez René Girard, gardons-nous de trop bien comprendre ;
La machine tragique fonctionne d’autant mieux que nous ne cherchons pas à savoir pourquoi CELA marche.
Avant sa connaissance du meurtre de son père, pour Hamlet, CELA est une certitude :
LA REINE. – Si CELA est,
Pourquoi, CELA te semble-t-il si particulier?
HAMLET. - CELA semble, Madame? Non, CELA est, je ne connais pas SEMBLE. (I,ii)
Après sa connaissance du meurtre, CELA est devenu LA question :
… Être ou ne pas être, CELA est la question …
THE END
Ceci n’est pas du cinéma
Ernst Lubitch, Ivan Reitman, Guy Hamilton, Claude Mionnet, Costa-Gavras, Orson Welles,
Robert Guédiguian, Paul Greengrass, Stanley Kubrick, Otto Preminger, Norman Jewison,
George Marshall, Sidney Lumet, Marlon Brando, Picha et Boris Szulzinger,
Seth Rogen and Evan Goldberg, Robert Hamer, Benoît Jacquot, Gene Roddenberry,
Nagisa Oshima, Leslie Stevens, François Desagnat, René Clément, George Lucas,
Richard Fleischer, David Cronenberg ;
Et René Magritte.
(1) Sur la Revenge Tragedy :
(2) Meurtre fondateur ... de ce drame; Et non meurtre fondateur d'une société. HAMLET à la lecture de la mécanique Girardique, survolée ici, fera l'objet d'un article ultérieur.